jeudi 19 mai 2011

L’inconnue de St Augustin


       Ludivine de Saint-Ange s’assit comme à son habitude sur un banc du square St Augustin, et tira de son sac à main un livre qu’elle posa sur ses genoux. Ça allait fraîchement, ce matin. Un sursaut de printemps, en cet été précoce ? Un vent bourru malmenait de gros nuages gonflés comme de la crème fouettée. « Vous êtes déjà là, vous ? » Elle se perdit un instant dans la contemplation des moineaux couverts de poussière qui picoraient le gravier à ses pieds. Peu de chance qu’on vienne les déranger – c’était juste ce qu’il lui fallait. Elle ouvrit le livre, un poche à la couverture craquelée et tâché d’humidité. Sur la première page, une ligne d’écriture à l’encre violette indiquait : « Marcelline Piret, 12 mai 19** ». C’était son nom. L’autre ne figurait que sur les couvertures des romans d’amour qu’elle n’avait jamais osé signer de son nom de baptême. Le square était désert, la circulation morose ; Marcelline tourna les pages de son livre et se lança dans une lecture qui devait lui permettre d’attirer, sans la brusquer, l’inspiration.
Un pas léger fit crisser le gravier juste derrière elle, un pas si léger que la jeune femme apparut presque simultanément dans la courte allée du square et dépassa le banc de Marcelline, en lui jetant un regard bref. Taille moyenne, cheveux longs, porte une robe et des nu-pieds. Son allure était moyenne, mais ses mouvements étaient saccadés, on la croirait troublée, inquiète. Elle hésita un instant avant de s’asseoir sur le banc le plus éloigné. Détail étrange : elle ne portait pas de sac. Sa nervosité se trahissait par de petits signes – ses doigts qu’elle croisait et décroisait, son regard qui sautait sans se poser. Marcelline se sentait parfois l’objet d’une attention furtive, mais quand elle redressait la tête, les yeux étaient ailleurs, ils regardaient l’église, ou la rue, ou les maigres plantations de la municipalité qui séchaient sur pied. Pas de sac, pas de livre, pas de téléphone, elle restait là, les mains sur les genoux – Marcelline, experte en l’art de voir sans être vue, la devinait tout en gardant les yeux baissés sur son livre. Un coup de klaxon colérique fit sursauter la jeune femme. Elle se retourna vivement. Elle attendait quelqu’un, c’était sûr. Un amant ? Etait-elle mariée ? Elle était partie brusquement, dans sa hâte elle avait laissé son sac – où donc ? Chez elle ? Au bureau ? Elle jouait avec une bague à l’annulaire de sa main droite, était-ce son alliance, qu’elle avait changée de main dans un élan de scrupules tardif ? Un coup de klaxon prolongé l’arracha cette fois de son banc, elle se précipita à la grille, cria : « J’arrive ! » L’imprudente ! Elle ne sait donc pas qu’on la surveille ? Une longue berline noire aux vitres fumées se garait le long du trottoir. Soudain la jeune femme se tourna vers Marcelline et la regarda droit dans les yeux. Le cœur de Marcelline bondit dans sa poitrine. Elle la tenait, l’héroïne de son prochain roman. Et le titre du roman, par-dessus le marché !
Je claquai la portière de la 205. La voiture immobilisée par le feu patientait devant l’église St Augustin. La voix de S. me sortit de ma rêverie. « Ca fait longtemps que tu m’attends ? » « Aucune importance, j’ai trouvé ma Parisienne de la semaine. » Je voulus revoir une dernière fois la petite femme solitaire que ne craignaient pas les oiseaux, mais le banc était vide ; l’inconnue de St Augustin était partie.
texte Eugénie Rambaud

mercredi 11 mai 2011

Moi je suis sûre qu’il aimera ça

    Voilà, il doit me retrouver à la station Louvre-Rivoli ; j’aurais pu lui donner rendez-vous  directement sur le Pont de Arts, mais alors où était la surprise, pour un pique-nique sur le Pont des Arts ? Ce serait mieux si je pouvais nous arranger un joli coin avant qu’il arrive, j’ai pris les bougies ?, mais il faudrait que j’aille le chercher, et je ne peux tout de même pas laisser les affaires, comme ça, sans surveillance, avec le champagne, et le gâteau, et… Non, tant pis, il m’aidera à mettre la table. J’aurais dû lui dire de me rejoindre sur le pont. J’espère que je n’ai rien oublié. Le plaid écossais, le panier en osier, les flûtes, en plastique, j’aurais peut-être dû les prendre en verre ? Après tout, c’est un pique-nique, non ? Ça aurait fait nouveaux riches. Le champagne est toujours frais ? Avec cette chaleur on va le boire tiède. Je pourrais peut-être le rafraîchir dans la Seine. Hôtel-de-Ville. On m’a parlé d’un gars qui avait apporté sa table de jardin et puis deux chaises. Il avait des flûtes en verre, celui-là, sûrement. T’es gentil, en métro avec ma table, mes chaises, mon panier, mes bouteilles, et pourquoi pas la lune ? Pourvu qu’il ne pleuve pas. J’ai pensé au parapluie, remarque, ça pourrait être joli, la pluie. J’ai vu une goutte s’écraser tout à l’heure sur le balcon. On s’allongera sur le plaid pour regarder les étoiles, rester assis trop longtemps en tailleur ça donne des fourmis. Joyeux anniversaire mon amour, tchin-tchin, avec le plastique ça ferait plutôt toc-toc, j’ai pris un couteau pour le saucisson ? Au pire, si j’ai oublié quelque chose, on trouvera bien quelqu’un pour nous dépanner. Des gens qui pique-niquent, c’est pas ça qui manque le long de la Seine, en cette saison. Louvre-Rivoli. Je suis en avance, je vais aller faire du repérage. Le ciel est dégagé, j’ai l’air malin avec mon parapluie. Oh la la, y a foule. Qu’est-ce que… Mon Dieu, le pont est noir de monde. On ne trouvera jamais un m2 pour se poser. Pardon, pardon, si tu pousses pas ton pied, je l’écrase, pardon, aïe c’était des doigts, mince à la fin, c’est quoi l’histoire, y a eu une invit’ sur Facebook et je ne suis pas au courant ? « Excusez-moi, vous êtes venu pour quoi ? » Hm, des étrangers, évidemment. « Why are your here ? » Bon, laisse tomber. « Pardon, il se passe quelque chose de particulier ce soir ? Non ? C’est comme ça tous les soirs ? Ah bon. Oui, oui, je sais, c’est l’été. Merci. » Miséricorde. Ah, là ! Une place libre ! On tient à deux ? On se serrera un peu. Je m’assois, je ne bouge plus. Je vais lui envoyer un texto. Surprise ! Je suis sur le Pont des Arts, troisième banc en partant de la Rive Gauche. Voilà ! Comme ça il devrait pouvoir me retrouver. Tu parles d’un moment intime. Et les étoiles ? Avec les spots des bateaux-mouches et l’éclairage du Louvre, on se croirait en Russie pendant les nuits blanches. Heureusement on a du champagne. Et puis quoi, c’est l’été. Bonsoir. Oui, voilà, je me pousse… Ça sent bon, qu’est-ce qu’ils mangent à côté, de la terrine ? Avec tout ça, j’ai un peu faim, moi. Je pourrai peut-être... « Excusez-moi, je peux vous emprunter votre couteau ? En échange d’un rond de saucisson. » Ils sont charmants, mes voisins. À la vôtre. Je ne peux quand même pas ouvrir le champagne sans lui. « J’attends quelqu’un. » Oh ben, si vous insistez, je veux bien un peu de rosé. J’ai du pain si ça vous intéresse. Moi c’est Marie, et vous ? Finalement c’était une bonne idée. Coucou ! Coucou ! Ils ont l’air bien sur leurs péniches. L’année prochaine on pourrait faire ça en bateau-mouche. Le clapotis de l’eau, le vent sur nos visages, le reflet des lumières de Notre-Dame sur les vagues... Encore un peu de rosé ? Volontiers. Il arrive quand, mon ami ? Il ne va pas tarder. La nuit est belle, vous ne trouvez pas ? Moi je suis sûre qu’il aimera ça.

texte Eugénie Rambaud

jeudi 5 mai 2011

Le piano dans la vitrine

     C’était un jour de novembre, de décembre peut-être, un jour sans lumière de l’hiver 198*. Elle descendait la rue de Rome, le nez dans son écharpe mouillée par le givre et sa respiration. Elle porte des mitaines et serre le bout de ses doigts dans le fond de ses poches, au milieu d’un fouillis de ticket de bus, de bonbons collants, de boutons arrachés dans les bagarres. Elle marche vite, pour échapper au froid, parce qu’elle est en retard pour le déjeuner, pour rattraper les battements de son cœur en cavale. Son regard glisse sur les vitrines comme sa main sur une rampe. Lumière vive des guirlandes dans le jour mort-né, lumière tamisée de la lampe sur le visage d’un artisan au-dessus d’un violon. Dans la boutique du marchand de piano une dame se tient derrière la vitre à côté du plus bel instrument, laqué noir et brillant. L’enfant s’arrête. La femme a déganté sa main gauche et effleure le clavier. Le grelot des notes assourdies roule jusque dans la rue. Sur un signe du marchand, la femme s’incline et se met au piano. 
Elle se souvient de la façon dont celle-ci avait repoussé les pans de son manteau, comment, les avant-bras au-dessus des touches, les poignets s’étaient cassés, comment les doigts s’étaient mis à courir en tout sens, détachés du corps immobile, libérant du ventre de l’instrument une cascade de notes jetées contre l’écran de verre. Elle s’était reculée instinctivement. Dans la vitrine de la rue de Rome illuminée pour les fêtes, un piano noir en tout point semblable attend en silence la main qui l’animera. La jeune fille passe son chemin en fredonnant, une partition sous le bras.
  
texte Eugénie Rambaud

jeudi 28 avril 2011

L’arrivée



     Sûrement, elle attendait quelqu’un. À moins qu’elle ne vienne juste d’arriver. À cette heure-ci, le café de la gare comptait une poignée de voyageurs au regard flou et Ludo, un ouvrier du bâtiment qui sirotait un grand crème au comptoir en attendant l’ouverture de son chantier. Il s’amusait de leur visage défait. « On leur voit la marque des draps sur la figure, avec le sigle, S-N-C-F. » Il dessinait les lettres sur sa joue. Pas elle. Sa joue lisse était posée sur sa main, elle avait masqué ses yeux avec des lunettes de soleil, peut-être dormait-elle en dessous. Elle n’avait pas de bagage. « Vous prenez quelque chose ? » Elle a sursauté. Max, le serveur, était campé devant elle avec son air d’avoir envie d’être ailleurs et ses yeux qui ne se posent jamais vraiment. À tous les coups il l’avait réveillée. « Apporte-nous deux cafés allongés, Max, et tes croissants qu’on vient de livrer, là, les tout chauds, hein, pas ceux d’hier. Vous permettez ? » Je tenais le dossier de la chaise à côté d’elle. Elle a acquiescé. Je ne sais pas pourquoi, ma tête revient toujours aux jolies filles.
Elle arrivait d’Allemagne. Elle était interprète, c’était pour un congrès. Elle n’avait pas beaucoup dormi. Elle aimait l’odeur des cafés de Paris, le matin tôt. Elle a émietté son croissant et grignoté les bouts. Le café était très chaud, elle a grimacé en se brûlant la langue. « Vous vous appelez comment ? » « Julia. » Ludo m’a fait un signe en me montrant l’horloge derrière le bar. Je me suis levé et j’ai sorti des pièces de ma poche. « C’est pour moi. » Quand je suis parti, elle picorait les miettes dans l’assiette et commandait un autre café. Mon numéro de téléphone froissé dans le cendrier.
texte Eugénie Rambaud

jeudi 21 avril 2011

L’heure douce




    15h. En s’ouvrant, la porte du salon de thé ne fait pas de bruit. Les clients de midi sont partis, c’est l’heure où, dans Paris, les cafés se vident. Je viens ici tous les jeudis : comme on s’attache, quand on est seul, à des habitudes sans nécessité. Je m’installe à la petite table près de la fenêtre. Ce n’est pas la plus confortable, mais j’aime regarder les passants, ça me repose de ma lecture. Dans le square, il y a encore quelques promeneurs, des personnes âgées, souvent, assises sur un banc, qui fixent d’un œil las les parterres soignés. Aurais-je ce regard, moi aussi, dans quelques années. J’ai apporté un livre, le dernier, il change presque tous les jours. Le reflet du soleil sur la table frotte les taches de graisse. Un bon coup d’éponge, voilà ce qu’il faudrait. Le serveur est un nigaud, j’ai envie de lui prendre son carnet des mains, ou de descendre à la cuisine moi-même, tiens, et d’y commander mon thé. Depuis le temps que je viens, c’est un peu chez moi, ici. Mais je me tiens tranquille pendant qu’il débarrasse la pile d’assiettes sales. Il ne fait même pas semblant de me reconnaître. Il a laissé des miettes sur la table, je résiste à la tentation de les piquer du doigt. J’ouvre mon livre, la circulation s’est assoupie, des pépiements d’oiseaux s’entrelacent entre les mots, un cri, une porte qui claque. Comme le ciel est bleu... Combien de coups au clocher de *** ? J’entends des pas dans l’escalier. Deux femmes d’un certain âge se hissent en haut des marches. En m’apercevant elles baissent la voix. Je suis ici chez moi. Elles renoncent à la table la plus proche, près de l’autre fenêtre, et choisissent une table ronde au centre de la pièce. Tant pis pour elles : les chaises sont branlantes. Un peu plus tard, ce sont d’autres pas, plus légers, un couple cette fois, des étrangers qui élisent d’emblée le canapé. Ma présence ne les dérange pas, ils parlent fort, mon heure est passée. Les tables se remplissent une à une, un léger brouhaha couvre ma page d’un voile de confidences indiscrètes. La rue est encombrée, dans le square des femmes et des poussettes ont chassé les vieilles gens. Le serveur lorgne ma tasse vide, je referme mon livre. Il est temps pour moi de rentrer.
texte Eugénie Rambaud




Où rencontrer la Parisienne du jour ? 



le bar à thé «Delyan» se situe en plein coeur de Paris, en face de la tour Saint-Jacques.
8, rue Saint Martin, Paris (4ème), M° Châtelet






jeudi 14 avril 2011

jeudi 7 avril 2011

Le digicode

    La porte du 21 était obstinément close. J’avais retourné dans tous les sens les cinq chiffres griffonnés sur un bout de papier : rien n’y faisait. Les fenêtres du quatrième étage étaient fermées, mais sur le balcon du premier je distinguai le bout d’un pied nu et une main qui pendait. Une fille prenait le soleil dans une chaise longue. 
- Pardon, mademoiselle ?...
Elle se redressa. Je vis qu’elle était en maillot de bain. La chaleur avait coloré de rose ses pommettes et ses yeux étaient ensommeillés. 
- Bonjour. Je m’excuse de vous déranger, mais je viens voir un ami qui habite l’immeuble et je n’ai pas le bon code. » Je lui montrai le bout de papier. « Vous pourriez faire quelque chose pour moi ? »
Elle se leva et s’accouda nonchalamment au balcon. Puis d’une voix où traînaient l’ennui et les restes d’une sieste interrompue : 
- Pourquoi vous ne l’appelez pas, votre ami ?
- Mon téléphone n’a plus de batterie.
Elle haussa les épaules.
- Évidemment. 
Les orteils de son pied droit posé sur la rambarde jouaient avec les rayons du soleil.
- Mais comment être sûr que vous venez vraiment voir un ami ?
Je réprimai un mouvement d’agacement.
- Il s’appelle Jérémie, il habite au quatrième.
- Jérémie ? Ca ne me dit rien. Jérémie comment ?
- Ecoutez, je n’en ai aucune idée. C’est un ami, je ne demande pas à tous mes amis…
- On n’a qu’à l’appeler.
Elle se mit à crier : « Jérémie ! Jérémie ! Jé-ré-mie ! » C’était une rue passante, on commençait à se faire remarquer. Elle se retourna vers moi, un fin sourire aux lèvres : « Il n’a pas l’air d’être là, votre ami », et elle s’écarta de la rambarde en pivotant sur la pointe des pieds.
- Comment ça… Bien sûr que si, il est là ! Attendez ! 
Elle s’était faufilée à l’intérieur. Autour de moi, les regards d’abord furtifs s’attardaient. J’entendis alors la voix d’un homme dans mon dos. « On peut vous aider ? » Il mit la main sur la poignée. « Oui ! Je n’ai pas le code et... » « Il n’est pas activé dans la journée. » Et il tint la porte pour me laisser passer. 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 31 mars 2011

Prêt à porter


         Le salon d’essayage reposait dans le silence contraint d’un après-midi de semaine. Elle avait posé les orchidées sur une chaise, accroché sa casquette au dossier. Le rideau glissa sur la tringle en étain avec un froissement léger de tulle. « Cette chemise est faite pour vous. » Sanglée dans un tailleur aux lignes précises, la vendeuse complimentait en professionnel. Elle inclina la tête, dégageant dans le miroir la courbe de son cou, frêle dans le décolleté de soie. « Elle n’est pas un peu serrée ? » Le rideau vola sous son geste sec, les petites fleurs graciles dodelinèrent sur leur tige rosée. « Je la prends. » Elle récupéra la casquette. Au moment de soulever le sac, elle hésita en se mordant la lèvre : « Vous aimez les orchidées ? » La vendeuse ouvrit des yeux vides. Sur le trottoir encombré, elle s’éloignait, secouant le grelot muet des fleurs au rythme de ses enjambées chaloupées. Sur le velours bleu de la chaise, une fleur tombée faisait une tache rouge palpitant dans les courants d’air. 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 17 mars 2011

Il est 5 heures


   Elle a voulu prendre un vélo. Nous marchions en silence vers l’Arc de Triomphe, elle frissonnant dans la veste dont je l’avais couverte. Le petit pavé disjoint malmenait ses chevilles en équilibre sur des talons pointus. On voyait passer sporadiquement au bout de la rue l’enseigne lumineuse d’un taxi qui nous cherchait peut-être. Elle a découvert ses épaules et m’a rendu la veste ; dans la lumière étroite d’un réverbère, ses cils faisaient à ses yeux une ombre bleutée, à moins que ce ne soit la fatigue. Je l’ai vue partir sur une bicyclette en libre-accès, elle a levé le bras pour me faire signe sans se retourner et pris de la vitesse ; le vélo a dessiné une large courbe sur l’avenue Mac-Mahon, déserte à cette heure. Quelque part derrière les immeubles aux volets clos, le soleil se levait.  
texte Eugénie Rambaud

jeudi 10 mars 2011

Lune d’hiver

    « Tu dis qu’il a rencontré quelqu’un d’autre ? »
Le crépuscule d’hiver violaçait la neige sale. L’amie, celle qui ne s’étonne de rien et compatit de tout, fixait des yeux ardents sur le visage de sa compagne. Un petit sourire crispé lui durcissait les lèvres. Les escaliers mécaniques du centre Georges Pompidou les soustrayaient progressivement aux lois de la gravitation, dégageant leur vue de l’encombrement des façades aux fenêtres illuminées, pour leur ouvrir le champ des monuments hérissées dans la nuit incomplète de Paris. Elles posèrent le pied sur le dernier palier. Les traces de doigts de milliers de visiteurs écrasaient le halo des lampadaires sur le canevas brouillé des rues.
« Et bien ! Tu es libre, maintenant, non ? »
Elle hocha la tête. Le vent d’altitude avait dégagé quelques étoiles et un bout de lune juste au-dessus de Notre-Dame. Sur le parvis du musée, un grand chien gris pleurait.
texte Eugénie Rambaud

jeudi 3 mars 2011

Premières loges

       « Bonjour Mademoiselle Laval ! » Oh cette pimbêche, je peux pas la sentir. Jamais un bonjour, un merci, ça lui arrache la langue de répondre, on dirait qu'elle a peur de se salir, ça tache pas la politesse ! Du coup, vous savez quoi ? Je fais exprès, quand j'entends sa porte là-haut qui claque, ses talons dans l'escalier - impossible de la confondre avec une autre, elle descend comme si elle était en sucre et qu'elle avait peur de se casser, un pas, et puis un quart d'heure après un autre, tenez moi ça m'insupporte les gens qui savent pas courir, qui se ménagent, qui s'entretiennent, avec des crèmes et tout ça, je suis sûre que ça lui prend une heure tous les matins, de se donner cet air « Attention fragile, ne pas secouer », mais moi j'ai drôlement envie de la secouer, cette poupée-là, alors quand je l'entends qui descend, là, je me mets devant la loge, avec les bras croisés, comme ça, et j'attends. J'attends longtemps, elle habite au quatrième, les filles comme elle c'est en retard tout le temps, et ça se presse jamais. Le matin elle part jamais avant 10 h, quel genre de travail elle fait pour pouvoir se lever si tard ? Sûrement elle travaille pas. Mais alors qu'est-ce qu'elle fait toute la journée ? Je la vois quand elle est presqu'en bas, elle regarde ses pieds elle m'a pas encore vue, elle lève la tête, ça y est elle m'a vue, elle a un mouvement de recul, je vous jure, à chaque fois ça me fait bicher, elle se redresse, là, elle met les épaules bien en arrière, puis elle avance vers moi, avec ses lunettes de soleil qu'on peut pas voir ses yeux, ça me chauffe, je sens que ça monte, et quand elle arrive à ma hauteur, elle tourne la tête comme si j'étais pas là, comme si j'étais personne, comme si à la place où je suis y avait personne, alors je gueule, je suis obligée de gueuler sinon elle pourrait ne pas m'entendre, pourquoi on entendrait plus les gens qu'on voie pas même quand y sont devant vous ? Je gueule : « Bonjour Mademoiselle Laval ! » Et ça rate jamais, elle rougit. Oh ! C'te plaisir que ça me fait ! Tenez, c'est un peu comme un coup de calva en douce avant midi, ça vous fouette les sangs, ensuite on se sent entrain pour faire les cuivres dans les trois escaliers. Voilà ce que ça me fait quand je la vois qui rougit, puis elle me bafouille un truc, j'y comprends rien, et elle accélère sur ses talons pointus, avec ses chevilles qui se tordent, à chaque fois j'espère qu'elle tombe, mais non, faut croire qu'elle maîtrise bien la garce, elle tire sur la porte avec ses petits bras tout maigres, manquerait plus que j'aille lui donner un coup de main, non plus et voilà, elle s'en va, comme si de rien n'était, s'acheter son croissant, tous les matins, oui oui, avec ça qu'elle est toujours aussi maigre, y a pas de justice, ensuite elle repasse devant l'immeuble, venez voir, tenez, là ! justement elle est là, à tous les coups elle va me jeter son papier dans une de mes poubelles, si elle fait ça je lui arrache les yeux, et pourquoi qu'ils sont pas encore passés ceux-là d'ailleurs ? Les fonctionnaires c'est tous des paresseux, avant on avait nos rues propres à 5 h le matin maintenant c'est le dépotoir toute la journée, vous croyez que c'est présentable, dans un quartier comme le nôtre ? On devrait leur mettre des pénalités quand les ordures sont pas ramassées à l'heure. Tout ça parce qu'ils veulent plus se lever à 5 h, les fainéants ! J'ai pas vu, elle l'a jeté ou pas, son papier ? Oui ? Non ? Vous voulez pas me dire ? Vous la protégez ? Pourquoi, vous la connaissez ? 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 24 février 2011

Fenêtres sur rue


     Un crépuscule mauve s’étend sur la ville. De l’obscurité émerge la pointe d’un immeuble qui avance sur l’avenue comme un paquebot à l’amarre ; un lampadaire jette ses rayons blafards à l’avant-poste du rez-de-chaussée. Soudain le premier étage s’éclaire. Lily traverse les pièces à vive allure, un téléphone à l’oreille. Elle défait son écharpe sans lâcher le minuscule combiné. A l’étage au-dessus, Edgar a tiré son fauteuil près de la lampe et ouvre son journal en soupirant. Les jumeaux du cinquième conspirent sous le piano en guettant le bruit de la clé dans la serrure. La pauvre Madame D. a encore oublié la moitié de ses courses au supermarché. Son mari lève les yeux au ciel, la colonne de l’ascenseur s’illumine. Derrière une fenêtre du sixième plongé dans le noir, une ombre a bougé. Le mirage mouvant d’un enfant, le front collé à la vitre, pose sur la rue des yeux de porcelaine. Sa main levée, est-ce à moi qu’il fait signe ? 
« Dis donc, tu n’as rien de mieux à faire que d’espionner les voisins ? »
L’immeuble s’enfonce dans la nuit, emportant sa charge de vies précises et muettes comme une pantomime sans spectateur.
texte Eugénie Rambaud

jeudi 17 février 2011

Le cœur buissonnier


         
 Nos semelles en caoutchouc frappaient le trottoir mouillé. Sami m’avait pris la main, mon sac me battait la hanche, je n’aurai pas besoin de mon cahier de maths, finalement. En bas des escaliers j’ai lâché ses doigts qui glissaient, j’avais un point de côté. Il s’est retourné, il est monté sans rien dire, quatre à quatre. Je me suis accrochée à la rampe. On n’a croisé personne, à cette heure-là les rues sont vides, tout le monde est occupé à faire quelque chose, sortez vos cahiers d’exercices, « Où est passé mademoiselle Dubreuil ? » « Chloé ne se sentait pas bien, m’dame, elle est rentrée chez elle. » Sourires derrière la main, et demain dans la cour les questions. Je sens mon cœur qui bat dans mon ventre. Sami s’est assis en haut des marches, dans ma poche il y a un chewing-gum à la menthe, « au cas où » m’a dit Alice avec son air supérieur qu’elle a depuis, comme si on n’avait pas le même âge, demain j’en saurai autant qu’elle. « Tu veux pas t’asseoir ? »  « J’aime mieux rester debout. » Sur la place il n’y a que des pigeons imbéciles qui picorent entre les pavés. La brume colle au soleil, j’ai le cœur qui fiche le camp, il a mis ses mains sur ma taille. 
Il suffirait de ne pas se retourner. 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 10 février 2011

Agenda double



- "Je vous laisse, j’ai ma réunion qui commence. Au revoir Pierre, et merci de votre compréhension." 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 3 février 2011

Les migrations


             C’était une heure à laquelle habituellement les jeunes filles dorment encore. L’étang du parc reflétait le soleil d’octobre tremblant dans un ciel d’opale. Elle était assise sur un banc, un livre ouvert à la main, et regardait le jardin embrouillé de brume. Une femme seule poussait lentement un landau en faisant crisser le gravier. Le vent s’était levé, chassant la brume et les feuilles mortes de l’allée. Elle pencha la tête sur son livre, la releva. Le sillon d’un canard ébouriffé plissait la surface de l’étang. Au-dessus de leur tête, un vol de canards sauvages (supposa-t-elle) balafrait le ciel d’un adieu en forme de « V ». Elle chercha dans la poche de son manteau de quoi consoler l’oiseau solitaire, ne trouva rien mais résolut de s’acheter, en rentrant, un pain au chocolat. 

texte Eugénie Rambaud

jeudi 27 janvier 2011

Instantané

- Tu ne veux pas enlever tes lunettes pour la photo ? 
Pas de réaction.
- Tu es pénible, je t’assure…
Si tu crois que ça m’amuse. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
- Ne bouge pas ! Ca va être flou.
Autour des bassins de l’esplanade du Louvre, les Parisiens prenaient le soleil de janvier comme si c’était l’été. « Lucas, ne te penche pas, tu vas tomber ! » Un amoureux avait posé sur le genou de sa fiancée une main de propriétaire. « Je peux m’asseoir à côté de vous ? » A la place de cette fille, jamais je n’aurais accepté, pensa-t-elle en voyant un homme s’installer près d’une fille seule qui lisait. 
- Tu me regardes ?
« Lucas, qu’est-ce que je viens de dire ? Lucas ! » La voix de la mère changea. On entendit un bruit d’eau, des cris. La fiancée éclaboussée se leva précipitamment. « Pauvre petit, il va prendre froid ! » Le petit garçon grelottant balbutiait : « J’ai pas fait exprès, j’ai pas fait exprès. »
- Bon ! Cette fois c’est dans la boîte. On y va ? Qu’est-ce que tu regardes ?
Les amoureux envolés avaient changé de branche, l’homme était parti, la fille seule, son livre à la main, rêvait. Une petite fille accourut et plongea ses yeux dans le bassin. L’eau apaisée refléta son visage, le bleu du ciel, et cinq heures qui sonnaient. 
texte Eugénie Rambaud  

jeudi 20 janvier 2011

Small talks


         « Il fait un temps à rester derrière cette fenêtre toute la journée », se dit Amy en finissant son thé dans la lumière très blanche d’un beau matin d’hiver. La petite clochette de la porte d’entrée tinte. Louise s’installe avec un livre en attendant l’heure de son rendez-vous. « C’est la meilleure table » confie Denise à Marie-Hélène un peu plus tard en voyant les deux chaises libres inondées de soleil. « Nous sommes venues à la bonne heure » constate Marie-Hélène comme elles se fraient un chemin pour sortir. « Je n’aurais jamais cru qu’ils divorceraient. » Clara prête à  Sandrine une oreille distraite, dans le brouhaha de l’heure de pointe. « C’est ici qu’ils font les meilleurs scones de tout Paris. » Simon s’écarte poliment pour les laisser passer avant de prendre leur place. Il y a donc des gens qui boivent du thé toute la journée ? « Attendez, je vais débarrasser. » La serveuse fait disparaître le sandwich qu’il n’a pas terminé pendant que Lucinda sort son ordinateur. Dans le calme soudain revenu, une horloge sonne trois coups puis quatre. A peine assise sur la chaise encore chaude, Carole se perd si profondément dans sa rêverie qu’elle n’entend pas son téléphone sonner. « C’est à vous ? » Angélique la rattrape pour lui rendre son écharpe oubliée sur le dossier. Elle se promet de ne pas attendre plus d’une demi-heure, cette fois. Il fait tout à fait nuit maintenant, les reliefs d’un chocolat refroidi reposent dans le silence du salon de thé. Par la fenêtre la silhouette d’Amy s’encadre brièvement. Les lumières s’éteignent, une à une, remplacées par un rayon de lune sur la surface lisse de la table en noyer. 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 13 janvier 2011

Ligne de fuite



            Elle s’était engagée dans la rue du marché, un sac en bandoulière qui, pensait-elle, ferait bien l’affaire. A chaque étal elle s’arrête, hésite, s’excuse en riant, demande des renseignements. Ses mains folâtrent autour des fruits ; à propos d’un avocat qu’elle tâte du bout du doigt : « C’est encore la saison ? » Les mangues odorantes se vendent deux par deux, elle repose une orange qui dévale la pile. Le maraîcher fronce un sourcil. Une brassée de pivoine lui sourit, un parfum de poulet rôti s’empare de ses souvenirs, samedi midi. A la terrasse où elle s’installe, les clients emmitouflés commandent des cafés serrés. Le contenu des paniers déborde. Elle sirote un expresso en regardant son sac vide avec perplexité. La cuillère tinte contre la porcelaine, deux euros dans le cendrier, elle se lève. Mais la pluie soudain la retient comme elle prend son élan, une averse d’automne qui tambourine sur l’auvent, chasse les odeurs et les passants. « Vous croyez que ça va durer ? »
Une rigole d’eau noire dévale le trottoir, emportant les rayons d’un soleil noyé et son pas décroissant sur le pavé mouillé.
texte Eugénie Rambaud

jeudi 6 janvier 2011

Eternel féminin


Une femme à la fenêtre d’où qu’on la surprenne est un séduisant mystère. Elle vous tourne le dos et ses yeux aimantés par le vide débordent du secret qu’elle ne veut pas vous dire. De la rue, son profil mouvant derrière la vitre dessine à vos rêveries un contour docile, vous lisez une promesse dans son regard errant. Mais elle s’écarte et le rêve vous échappe, elle se tourne vers vous et son visage est lisse quand elle vous demande : « Il va neiger, tu crois ? » La magie enfuie de ses doigts laisse sur le carreau une empreinte furtive, effacée par le froid. 
texte Eugénie Rambaud