jeudi 19 mai 2011

L’inconnue de St Augustin


       Ludivine de Saint-Ange s’assit comme à son habitude sur un banc du square St Augustin, et tira de son sac à main un livre qu’elle posa sur ses genoux. Ça allait fraîchement, ce matin. Un sursaut de printemps, en cet été précoce ? Un vent bourru malmenait de gros nuages gonflés comme de la crème fouettée. « Vous êtes déjà là, vous ? » Elle se perdit un instant dans la contemplation des moineaux couverts de poussière qui picoraient le gravier à ses pieds. Peu de chance qu’on vienne les déranger – c’était juste ce qu’il lui fallait. Elle ouvrit le livre, un poche à la couverture craquelée et tâché d’humidité. Sur la première page, une ligne d’écriture à l’encre violette indiquait : « Marcelline Piret, 12 mai 19** ». C’était son nom. L’autre ne figurait que sur les couvertures des romans d’amour qu’elle n’avait jamais osé signer de son nom de baptême. Le square était désert, la circulation morose ; Marcelline tourna les pages de son livre et se lança dans une lecture qui devait lui permettre d’attirer, sans la brusquer, l’inspiration.
Un pas léger fit crisser le gravier juste derrière elle, un pas si léger que la jeune femme apparut presque simultanément dans la courte allée du square et dépassa le banc de Marcelline, en lui jetant un regard bref. Taille moyenne, cheveux longs, porte une robe et des nu-pieds. Son allure était moyenne, mais ses mouvements étaient saccadés, on la croirait troublée, inquiète. Elle hésita un instant avant de s’asseoir sur le banc le plus éloigné. Détail étrange : elle ne portait pas de sac. Sa nervosité se trahissait par de petits signes – ses doigts qu’elle croisait et décroisait, son regard qui sautait sans se poser. Marcelline se sentait parfois l’objet d’une attention furtive, mais quand elle redressait la tête, les yeux étaient ailleurs, ils regardaient l’église, ou la rue, ou les maigres plantations de la municipalité qui séchaient sur pied. Pas de sac, pas de livre, pas de téléphone, elle restait là, les mains sur les genoux – Marcelline, experte en l’art de voir sans être vue, la devinait tout en gardant les yeux baissés sur son livre. Un coup de klaxon colérique fit sursauter la jeune femme. Elle se retourna vivement. Elle attendait quelqu’un, c’était sûr. Un amant ? Etait-elle mariée ? Elle était partie brusquement, dans sa hâte elle avait laissé son sac – où donc ? Chez elle ? Au bureau ? Elle jouait avec une bague à l’annulaire de sa main droite, était-ce son alliance, qu’elle avait changée de main dans un élan de scrupules tardif ? Un coup de klaxon prolongé l’arracha cette fois de son banc, elle se précipita à la grille, cria : « J’arrive ! » L’imprudente ! Elle ne sait donc pas qu’on la surveille ? Une longue berline noire aux vitres fumées se garait le long du trottoir. Soudain la jeune femme se tourna vers Marcelline et la regarda droit dans les yeux. Le cœur de Marcelline bondit dans sa poitrine. Elle la tenait, l’héroïne de son prochain roman. Et le titre du roman, par-dessus le marché !
Je claquai la portière de la 205. La voiture immobilisée par le feu patientait devant l’église St Augustin. La voix de S. me sortit de ma rêverie. « Ca fait longtemps que tu m’attends ? » « Aucune importance, j’ai trouvé ma Parisienne de la semaine. » Je voulus revoir une dernière fois la petite femme solitaire que ne craignaient pas les oiseaux, mais le banc était vide ; l’inconnue de St Augustin était partie.
texte Eugénie Rambaud

2 commentaires:

  1. Mazette ! C'est du Stephen King !

    PS (haha) : dans la longue berline noire aux vitres fumées, c'était... qui-vous-savez ?

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  2. ahlàlà sacré JM, vos commentaires (indispensables désormais!) me font tellement rire!

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