jeudi 5 mai 2011

Le piano dans la vitrine

     C’était un jour de novembre, de décembre peut-être, un jour sans lumière de l’hiver 198*. Elle descendait la rue de Rome, le nez dans son écharpe mouillée par le givre et sa respiration. Elle porte des mitaines et serre le bout de ses doigts dans le fond de ses poches, au milieu d’un fouillis de ticket de bus, de bonbons collants, de boutons arrachés dans les bagarres. Elle marche vite, pour échapper au froid, parce qu’elle est en retard pour le déjeuner, pour rattraper les battements de son cœur en cavale. Son regard glisse sur les vitrines comme sa main sur une rampe. Lumière vive des guirlandes dans le jour mort-né, lumière tamisée de la lampe sur le visage d’un artisan au-dessus d’un violon. Dans la boutique du marchand de piano une dame se tient derrière la vitre à côté du plus bel instrument, laqué noir et brillant. L’enfant s’arrête. La femme a déganté sa main gauche et effleure le clavier. Le grelot des notes assourdies roule jusque dans la rue. Sur un signe du marchand, la femme s’incline et se met au piano. 
Elle se souvient de la façon dont celle-ci avait repoussé les pans de son manteau, comment, les avant-bras au-dessus des touches, les poignets s’étaient cassés, comment les doigts s’étaient mis à courir en tout sens, détachés du corps immobile, libérant du ventre de l’instrument une cascade de notes jetées contre l’écran de verre. Elle s’était reculée instinctivement. Dans la vitrine de la rue de Rome illuminée pour les fêtes, un piano noir en tout point semblable attend en silence la main qui l’animera. La jeune fille passe son chemin en fredonnant, une partition sous le bras.
  
texte Eugénie Rambaud

2 commentaires:

  1. J'aime beaucoup cette illustration, dans un nouveau genre, mais très expressif et ...sexy !

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  2. Joli texte, mais je suis un brin déboussolé par le chevauchement des temps qui casse le contrechamps final. Mais l'idée est belle.

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