jeudi 21 avril 2011

L’heure douce




    15h. En s’ouvrant, la porte du salon de thé ne fait pas de bruit. Les clients de midi sont partis, c’est l’heure où, dans Paris, les cafés se vident. Je viens ici tous les jeudis : comme on s’attache, quand on est seul, à des habitudes sans nécessité. Je m’installe à la petite table près de la fenêtre. Ce n’est pas la plus confortable, mais j’aime regarder les passants, ça me repose de ma lecture. Dans le square, il y a encore quelques promeneurs, des personnes âgées, souvent, assises sur un banc, qui fixent d’un œil las les parterres soignés. Aurais-je ce regard, moi aussi, dans quelques années. J’ai apporté un livre, le dernier, il change presque tous les jours. Le reflet du soleil sur la table frotte les taches de graisse. Un bon coup d’éponge, voilà ce qu’il faudrait. Le serveur est un nigaud, j’ai envie de lui prendre son carnet des mains, ou de descendre à la cuisine moi-même, tiens, et d’y commander mon thé. Depuis le temps que je viens, c’est un peu chez moi, ici. Mais je me tiens tranquille pendant qu’il débarrasse la pile d’assiettes sales. Il ne fait même pas semblant de me reconnaître. Il a laissé des miettes sur la table, je résiste à la tentation de les piquer du doigt. J’ouvre mon livre, la circulation s’est assoupie, des pépiements d’oiseaux s’entrelacent entre les mots, un cri, une porte qui claque. Comme le ciel est bleu... Combien de coups au clocher de *** ? J’entends des pas dans l’escalier. Deux femmes d’un certain âge se hissent en haut des marches. En m’apercevant elles baissent la voix. Je suis ici chez moi. Elles renoncent à la table la plus proche, près de l’autre fenêtre, et choisissent une table ronde au centre de la pièce. Tant pis pour elles : les chaises sont branlantes. Un peu plus tard, ce sont d’autres pas, plus légers, un couple cette fois, des étrangers qui élisent d’emblée le canapé. Ma présence ne les dérange pas, ils parlent fort, mon heure est passée. Les tables se remplissent une à une, un léger brouhaha couvre ma page d’un voile de confidences indiscrètes. La rue est encombrée, dans le square des femmes et des poussettes ont chassé les vieilles gens. Le serveur lorgne ma tasse vide, je referme mon livre. Il est temps pour moi de rentrer.
texte Eugénie Rambaud




Où rencontrer la Parisienne du jour ? 



le bar à thé «Delyan» se situe en plein coeur de Paris, en face de la tour Saint-Jacques.
8, rue Saint Martin, Paris (4ème), M° Châtelet






5 commentaires:

  1. Vu le sketch book, c'est plus le repaire de Dorlotée que celui d'Eugénie !

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  2. Lu ton texte Eugénie. Le meilleur que j'ai lu depuis le début, sans déc'. Beaucoup d'humanité, moins de plume. Les mots coulent comme les minutes s'égrainent. Bien observé, calmement, patiemment. Belle ambiance, parfaitement retranscrite. Sentiment de la solitude active, celui qui, prédateur encore, nie tant qu'il le peut celui de la solitude qui pointe.
    "Les habitudes sans nécessité" : sujet de première ou de terminale ? Littérature ou philosophie ? J'aime bien l'idée.
    "des pépiements d’oiseaux s’entrelacent entre les mots"... "s'invitent" ? "s'insinuent" ? "S'entrelacent" me semble encore trop physique. Qu'en sais-je ?
    Bravo en tout cas ! Très beau texte !

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  3. ARGGhh, j'ai raté le rendez-vous de 15h hier !!Envie de terrasse, solitude et bouquin, ça donne envie ! Vivement jeudi prochain !

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  4. @Lé(a): ton enthousiasme me ravit!
    @JM: sans déc', mec, merci. Du coup je réalise qu'on ne s'entrelace pas entre, mais à qc... je corrigerai pour le livre. Eh eh. On ne perd rien à espérer!
    @Caroline L.: rendez-vous jeudi prochain?... ;)

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