jeudi 31 mars 2011

Prêt à porter


         Le salon d’essayage reposait dans le silence contraint d’un après-midi de semaine. Elle avait posé les orchidées sur une chaise, accroché sa casquette au dossier. Le rideau glissa sur la tringle en étain avec un froissement léger de tulle. « Cette chemise est faite pour vous. » Sanglée dans un tailleur aux lignes précises, la vendeuse complimentait en professionnel. Elle inclina la tête, dégageant dans le miroir la courbe de son cou, frêle dans le décolleté de soie. « Elle n’est pas un peu serrée ? » Le rideau vola sous son geste sec, les petites fleurs graciles dodelinèrent sur leur tige rosée. « Je la prends. » Elle récupéra la casquette. Au moment de soulever le sac, elle hésita en se mordant la lèvre : « Vous aimez les orchidées ? » La vendeuse ouvrit des yeux vides. Sur le trottoir encombré, elle s’éloignait, secouant le grelot muet des fleurs au rythme de ses enjambées chaloupées. Sur le velours bleu de la chaise, une fleur tombée faisait une tache rouge palpitant dans les courants d’air. 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 17 mars 2011

Il est 5 heures


   Elle a voulu prendre un vélo. Nous marchions en silence vers l’Arc de Triomphe, elle frissonnant dans la veste dont je l’avais couverte. Le petit pavé disjoint malmenait ses chevilles en équilibre sur des talons pointus. On voyait passer sporadiquement au bout de la rue l’enseigne lumineuse d’un taxi qui nous cherchait peut-être. Elle a découvert ses épaules et m’a rendu la veste ; dans la lumière étroite d’un réverbère, ses cils faisaient à ses yeux une ombre bleutée, à moins que ce ne soit la fatigue. Je l’ai vue partir sur une bicyclette en libre-accès, elle a levé le bras pour me faire signe sans se retourner et pris de la vitesse ; le vélo a dessiné une large courbe sur l’avenue Mac-Mahon, déserte à cette heure. Quelque part derrière les immeubles aux volets clos, le soleil se levait.  
texte Eugénie Rambaud

jeudi 10 mars 2011

Lune d’hiver

    « Tu dis qu’il a rencontré quelqu’un d’autre ? »
Le crépuscule d’hiver violaçait la neige sale. L’amie, celle qui ne s’étonne de rien et compatit de tout, fixait des yeux ardents sur le visage de sa compagne. Un petit sourire crispé lui durcissait les lèvres. Les escaliers mécaniques du centre Georges Pompidou les soustrayaient progressivement aux lois de la gravitation, dégageant leur vue de l’encombrement des façades aux fenêtres illuminées, pour leur ouvrir le champ des monuments hérissées dans la nuit incomplète de Paris. Elles posèrent le pied sur le dernier palier. Les traces de doigts de milliers de visiteurs écrasaient le halo des lampadaires sur le canevas brouillé des rues.
« Et bien ! Tu es libre, maintenant, non ? »
Elle hocha la tête. Le vent d’altitude avait dégagé quelques étoiles et un bout de lune juste au-dessus de Notre-Dame. Sur le parvis du musée, un grand chien gris pleurait.
texte Eugénie Rambaud

jeudi 3 mars 2011

Premières loges

       « Bonjour Mademoiselle Laval ! » Oh cette pimbêche, je peux pas la sentir. Jamais un bonjour, un merci, ça lui arrache la langue de répondre, on dirait qu'elle a peur de se salir, ça tache pas la politesse ! Du coup, vous savez quoi ? Je fais exprès, quand j'entends sa porte là-haut qui claque, ses talons dans l'escalier - impossible de la confondre avec une autre, elle descend comme si elle était en sucre et qu'elle avait peur de se casser, un pas, et puis un quart d'heure après un autre, tenez moi ça m'insupporte les gens qui savent pas courir, qui se ménagent, qui s'entretiennent, avec des crèmes et tout ça, je suis sûre que ça lui prend une heure tous les matins, de se donner cet air « Attention fragile, ne pas secouer », mais moi j'ai drôlement envie de la secouer, cette poupée-là, alors quand je l'entends qui descend, là, je me mets devant la loge, avec les bras croisés, comme ça, et j'attends. J'attends longtemps, elle habite au quatrième, les filles comme elle c'est en retard tout le temps, et ça se presse jamais. Le matin elle part jamais avant 10 h, quel genre de travail elle fait pour pouvoir se lever si tard ? Sûrement elle travaille pas. Mais alors qu'est-ce qu'elle fait toute la journée ? Je la vois quand elle est presqu'en bas, elle regarde ses pieds elle m'a pas encore vue, elle lève la tête, ça y est elle m'a vue, elle a un mouvement de recul, je vous jure, à chaque fois ça me fait bicher, elle se redresse, là, elle met les épaules bien en arrière, puis elle avance vers moi, avec ses lunettes de soleil qu'on peut pas voir ses yeux, ça me chauffe, je sens que ça monte, et quand elle arrive à ma hauteur, elle tourne la tête comme si j'étais pas là, comme si j'étais personne, comme si à la place où je suis y avait personne, alors je gueule, je suis obligée de gueuler sinon elle pourrait ne pas m'entendre, pourquoi on entendrait plus les gens qu'on voie pas même quand y sont devant vous ? Je gueule : « Bonjour Mademoiselle Laval ! » Et ça rate jamais, elle rougit. Oh ! C'te plaisir que ça me fait ! Tenez, c'est un peu comme un coup de calva en douce avant midi, ça vous fouette les sangs, ensuite on se sent entrain pour faire les cuivres dans les trois escaliers. Voilà ce que ça me fait quand je la vois qui rougit, puis elle me bafouille un truc, j'y comprends rien, et elle accélère sur ses talons pointus, avec ses chevilles qui se tordent, à chaque fois j'espère qu'elle tombe, mais non, faut croire qu'elle maîtrise bien la garce, elle tire sur la porte avec ses petits bras tout maigres, manquerait plus que j'aille lui donner un coup de main, non plus et voilà, elle s'en va, comme si de rien n'était, s'acheter son croissant, tous les matins, oui oui, avec ça qu'elle est toujours aussi maigre, y a pas de justice, ensuite elle repasse devant l'immeuble, venez voir, tenez, là ! justement elle est là, à tous les coups elle va me jeter son papier dans une de mes poubelles, si elle fait ça je lui arrache les yeux, et pourquoi qu'ils sont pas encore passés ceux-là d'ailleurs ? Les fonctionnaires c'est tous des paresseux, avant on avait nos rues propres à 5 h le matin maintenant c'est le dépotoir toute la journée, vous croyez que c'est présentable, dans un quartier comme le nôtre ? On devrait leur mettre des pénalités quand les ordures sont pas ramassées à l'heure. Tout ça parce qu'ils veulent plus se lever à 5 h, les fainéants ! J'ai pas vu, elle l'a jeté ou pas, son papier ? Oui ? Non ? Vous voulez pas me dire ? Vous la protégez ? Pourquoi, vous la connaissez ? 
texte Eugénie Rambaud