jeudi 27 janvier 2011

Instantané

- Tu ne veux pas enlever tes lunettes pour la photo ? 
Pas de réaction.
- Tu es pénible, je t’assure…
Si tu crois que ça m’amuse. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
- Ne bouge pas ! Ca va être flou.
Autour des bassins de l’esplanade du Louvre, les Parisiens prenaient le soleil de janvier comme si c’était l’été. « Lucas, ne te penche pas, tu vas tomber ! » Un amoureux avait posé sur le genou de sa fiancée une main de propriétaire. « Je peux m’asseoir à côté de vous ? » A la place de cette fille, jamais je n’aurais accepté, pensa-t-elle en voyant un homme s’installer près d’une fille seule qui lisait. 
- Tu me regardes ?
« Lucas, qu’est-ce que je viens de dire ? Lucas ! » La voix de la mère changea. On entendit un bruit d’eau, des cris. La fiancée éclaboussée se leva précipitamment. « Pauvre petit, il va prendre froid ! » Le petit garçon grelottant balbutiait : « J’ai pas fait exprès, j’ai pas fait exprès. »
- Bon ! Cette fois c’est dans la boîte. On y va ? Qu’est-ce que tu regardes ?
Les amoureux envolés avaient changé de branche, l’homme était parti, la fille seule, son livre à la main, rêvait. Une petite fille accourut et plongea ses yeux dans le bassin. L’eau apaisée refléta son visage, le bleu du ciel, et cinq heures qui sonnaient. 
texte Eugénie Rambaud  

jeudi 20 janvier 2011

Small talks


         « Il fait un temps à rester derrière cette fenêtre toute la journée », se dit Amy en finissant son thé dans la lumière très blanche d’un beau matin d’hiver. La petite clochette de la porte d’entrée tinte. Louise s’installe avec un livre en attendant l’heure de son rendez-vous. « C’est la meilleure table » confie Denise à Marie-Hélène un peu plus tard en voyant les deux chaises libres inondées de soleil. « Nous sommes venues à la bonne heure » constate Marie-Hélène comme elles se fraient un chemin pour sortir. « Je n’aurais jamais cru qu’ils divorceraient. » Clara prête à  Sandrine une oreille distraite, dans le brouhaha de l’heure de pointe. « C’est ici qu’ils font les meilleurs scones de tout Paris. » Simon s’écarte poliment pour les laisser passer avant de prendre leur place. Il y a donc des gens qui boivent du thé toute la journée ? « Attendez, je vais débarrasser. » La serveuse fait disparaître le sandwich qu’il n’a pas terminé pendant que Lucinda sort son ordinateur. Dans le calme soudain revenu, une horloge sonne trois coups puis quatre. A peine assise sur la chaise encore chaude, Carole se perd si profondément dans sa rêverie qu’elle n’entend pas son téléphone sonner. « C’est à vous ? » Angélique la rattrape pour lui rendre son écharpe oubliée sur le dossier. Elle se promet de ne pas attendre plus d’une demi-heure, cette fois. Il fait tout à fait nuit maintenant, les reliefs d’un chocolat refroidi reposent dans le silence du salon de thé. Par la fenêtre la silhouette d’Amy s’encadre brièvement. Les lumières s’éteignent, une à une, remplacées par un rayon de lune sur la surface lisse de la table en noyer. 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 13 janvier 2011

Ligne de fuite



            Elle s’était engagée dans la rue du marché, un sac en bandoulière qui, pensait-elle, ferait bien l’affaire. A chaque étal elle s’arrête, hésite, s’excuse en riant, demande des renseignements. Ses mains folâtrent autour des fruits ; à propos d’un avocat qu’elle tâte du bout du doigt : « C’est encore la saison ? » Les mangues odorantes se vendent deux par deux, elle repose une orange qui dévale la pile. Le maraîcher fronce un sourcil. Une brassée de pivoine lui sourit, un parfum de poulet rôti s’empare de ses souvenirs, samedi midi. A la terrasse où elle s’installe, les clients emmitouflés commandent des cafés serrés. Le contenu des paniers déborde. Elle sirote un expresso en regardant son sac vide avec perplexité. La cuillère tinte contre la porcelaine, deux euros dans le cendrier, elle se lève. Mais la pluie soudain la retient comme elle prend son élan, une averse d’automne qui tambourine sur l’auvent, chasse les odeurs et les passants. « Vous croyez que ça va durer ? »
Une rigole d’eau noire dévale le trottoir, emportant les rayons d’un soleil noyé et son pas décroissant sur le pavé mouillé.
texte Eugénie Rambaud

jeudi 6 janvier 2011

Eternel féminin


Une femme à la fenêtre d’où qu’on la surprenne est un séduisant mystère. Elle vous tourne le dos et ses yeux aimantés par le vide débordent du secret qu’elle ne veut pas vous dire. De la rue, son profil mouvant derrière la vitre dessine à vos rêveries un contour docile, vous lisez une promesse dans son regard errant. Mais elle s’écarte et le rêve vous échappe, elle se tourne vers vous et son visage est lisse quand elle vous demande : « Il va neiger, tu crois ? » La magie enfuie de ses doigts laisse sur le carreau une empreinte furtive, effacée par le froid. 
texte Eugénie Rambaud