jeudi 24 février 2011

Fenêtres sur rue


     Un crépuscule mauve s’étend sur la ville. De l’obscurité émerge la pointe d’un immeuble qui avance sur l’avenue comme un paquebot à l’amarre ; un lampadaire jette ses rayons blafards à l’avant-poste du rez-de-chaussée. Soudain le premier étage s’éclaire. Lily traverse les pièces à vive allure, un téléphone à l’oreille. Elle défait son écharpe sans lâcher le minuscule combiné. A l’étage au-dessus, Edgar a tiré son fauteuil près de la lampe et ouvre son journal en soupirant. Les jumeaux du cinquième conspirent sous le piano en guettant le bruit de la clé dans la serrure. La pauvre Madame D. a encore oublié la moitié de ses courses au supermarché. Son mari lève les yeux au ciel, la colonne de l’ascenseur s’illumine. Derrière une fenêtre du sixième plongé dans le noir, une ombre a bougé. Le mirage mouvant d’un enfant, le front collé à la vitre, pose sur la rue des yeux de porcelaine. Sa main levée, est-ce à moi qu’il fait signe ? 
« Dis donc, tu n’as rien de mieux à faire que d’espionner les voisins ? »
L’immeuble s’enfonce dans la nuit, emportant sa charge de vies précises et muettes comme une pantomime sans spectateur.
texte Eugénie Rambaud

jeudi 17 février 2011

Le cœur buissonnier


         
 Nos semelles en caoutchouc frappaient le trottoir mouillé. Sami m’avait pris la main, mon sac me battait la hanche, je n’aurai pas besoin de mon cahier de maths, finalement. En bas des escaliers j’ai lâché ses doigts qui glissaient, j’avais un point de côté. Il s’est retourné, il est monté sans rien dire, quatre à quatre. Je me suis accrochée à la rampe. On n’a croisé personne, à cette heure-là les rues sont vides, tout le monde est occupé à faire quelque chose, sortez vos cahiers d’exercices, « Où est passé mademoiselle Dubreuil ? » « Chloé ne se sentait pas bien, m’dame, elle est rentrée chez elle. » Sourires derrière la main, et demain dans la cour les questions. Je sens mon cœur qui bat dans mon ventre. Sami s’est assis en haut des marches, dans ma poche il y a un chewing-gum à la menthe, « au cas où » m’a dit Alice avec son air supérieur qu’elle a depuis, comme si on n’avait pas le même âge, demain j’en saurai autant qu’elle. « Tu veux pas t’asseoir ? »  « J’aime mieux rester debout. » Sur la place il n’y a que des pigeons imbéciles qui picorent entre les pavés. La brume colle au soleil, j’ai le cœur qui fiche le camp, il a mis ses mains sur ma taille. 
Il suffirait de ne pas se retourner. 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 10 février 2011

Agenda double



- "Je vous laisse, j’ai ma réunion qui commence. Au revoir Pierre, et merci de votre compréhension." 
texte Eugénie Rambaud

jeudi 3 février 2011

Les migrations


             C’était une heure à laquelle habituellement les jeunes filles dorment encore. L’étang du parc reflétait le soleil d’octobre tremblant dans un ciel d’opale. Elle était assise sur un banc, un livre ouvert à la main, et regardait le jardin embrouillé de brume. Une femme seule poussait lentement un landau en faisant crisser le gravier. Le vent s’était levé, chassant la brume et les feuilles mortes de l’allée. Elle pencha la tête sur son livre, la releva. Le sillon d’un canard ébouriffé plissait la surface de l’étang. Au-dessus de leur tête, un vol de canards sauvages (supposa-t-elle) balafrait le ciel d’un adieu en forme de « V ». Elle chercha dans la poche de son manteau de quoi consoler l’oiseau solitaire, ne trouva rien mais résolut de s’acheter, en rentrant, un pain au chocolat. 

texte Eugénie Rambaud