jeudi 28 octobre 2010

Régime élémentaire

« J’ai faim. »

La voix de sa fille l’avait tiré d’un sommeil comateux. Assise au bout du lit elle le regardait en suçant son pouce. L’écran du réveil indiquait une heure déraisonnable pour un lendemain de cuite, mais héroïque pour l’estomac d’un enfant affamé. Manque de chance, il faisait beau, le soleil inondait les murs de la cuisine. A travers l’écran protecteur de ses cheveux en bataille, il inspecta le contenu du frigidaire. La petite fille le suivait, pieds nus sur le carrelage, à quelque pas des placards qu’il ouvrait un à un. « Ya rien là-dedans », fit-elle comme il découvrait où se rangeaient les détergents.

« Je saute dans un pantalon et on va au marché. » Sa voix rauque lui rappela les soirées étudiantes, il s’enferma dans la salle de bain. A travers la porte elle cria « Y a pas de marché, c’est mercredi. » Il se dit que sa semaine de père célibataire allait être longue.


texte Eugénie Rambaud



jeudi 21 octobre 2010

Quai à quai



Je lui avais donné rendez-vous quai de Loire. Elle m’attendait sur le quai d’en face, son téléphone fourré au fond de son sac en mode silencieux. Elle se promenait devant l’entrée du cinéma; je reconnaissais son pas nonchalant, devinais son expression évaporée, de celle qui ne veut pas avoir l’air d’attendre. Je finis par sauter à pieds joints au bord de l’eau pour attirer son attention. Elle me fit un petit signe et grimpa prestement dans la navette fluviale qui partait. Elle se posta à l’avant, s’appuyant des deux mains au bastingage pour se perdre dans la contemplation du canal moiré par le crépuscule. On aurait dit que d’un instant à l’autre, le vent du large se levant, elle allait porter sa main gantée de blanc à son chapeau, et se pencher par dessus la barrière sur les flots noirs de l’océan qu’elle s’apprêtait à traverser, du pont d’un transatlantique, 1920. J’entendais même la corne de brume. Elle sauta à terre avec enthousiasme.

- Vous avez fait bonne traversée ?

- Agitée, la nourriture était détestable et nous avons affreusement dormi.

Sa main à mon bras, nous sommes entrés dans le cinéma.


texte Eugénie Rambaud


jeudi 14 octobre 2010

Poste restante



Tous les matins elle venait au café écrire une carte postale. Elle s’installait près de la vitre et commandait un Earl Grey. Je la voyais qui promenait des yeux rêveurs sur l’avenue de Friedland à travers la vapeur du thé brûlant. Vers 10h30, la camionnette du facteur la tirait de son hébétude. Elle griffonnait quelque chose à la hâte, ramassait ses affaires et se précipitait dans la rue. Ce matin-là, elle était partie depuis quelques minutes quand j’ai trouvé la carte sur la table. C’était une vue de la ville prise depuis l’Arc de Triomphe; au dos, un nom, une adresse, un timbre. « Inutile de revenir ». La fille n’est pas revenue, et j’ai gardé la carte postale.


texte Eugénie Rambaud


mercredi 6 octobre 2010

That’s all jazz

La nuit expirait dans une épaisse brume de chaleur. Le pianiste du Jazz Café, en sueur, a plaqué un ultime accord vibrant dans le silence recouvré. Elle avait dansé toute la nuit, semant veste, sac, chaussures. Au dernier tintement de cymbale elle s’est écartée de son partenaire, clignant des yeux dans la lumière brutale des plafonniers. Pendant qu’il cherchait ses affaires sous les chaises, elle a monté pieds nus l’escalier étroit. Sur le trottoir, l’air frais lui a saisi les chevilles. Un regard furtif jeté à la porte du bar, elle s’est éloignée, en Cendrillon des temps modernes qui du bal rentrerait à pied, son unique chaussure à la main.

texte Eugénie Rambaud